La force obscure et lumineuse de NYX – Entrevue avec Johanne Madore

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Leela Masuret dans NYX - Photo : Stéphane Bourgeois
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Leela Masuret dans NYX - Photo : Stéphane Bourgeois
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Catherine Beaudet, Laurie Bérubé, Leela Masuret, Mathilde L. Richer et Andrea Ramirez Falcon dans NYX - Photo : Stéphane Bourgeois
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Catherine Beaudet et Laurie Bérubé dans NYX - Photo : Stéphane Bourgeois
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Mathilde K. Richer dans NYX - Photo : Stéphane Bourgeois
21 octobre 2023,

Françoise Boudreault

Johanne Madore présente bientôt à la TOHU l’aboutissement de 5 années de travail. Danseuse, elle a fait partie de la compagnie O Vertigo, avec laquelle elle a tourné au Canada et à l’international de 1980 à 1986. Pionnière de ce qu’on appelle théâtre physique ou théâtre d’images, la chorégraphe, interprète, metteure en scène et conceptrice a tourné à travers le monde avec Carbone 14 pendant une quinzaine d’années dans des spectacles iconiques comme Le rail (1984), Hamlet-Machine (1987), Le Café des aveugles (1992), Le Dortoir (1998). Artiste majeure d’un travail qui intègre le vocabulaire acrobatique, la danse, la théâtralité du travail physique et des agrès autant que des éléments visuels scénographiques, Johanne Madore fait partie de ces inclassables qui œuvrent avec maestria avec une vision englobante, en dehors des cases et des genres.

Dans les arcanes de la nuit

Déesse de la nuit issue du chaos originel, Nyx évoque une force créatrice et l’influence de l’inconscient sur nos vies. Inspirée par la figure bienveillante et colorée d’une grand-mère morte à 106 ans. Avec le Collectif Chimère, Johanne Madore a tissé sa création à partir d’images, de textures et d’odeurs de son enfance avec sept circassiennes talentueuses et des concepteurs dévoués.

« Ma première image de NYX est un corps en suspension, évoluant à travers un réseau de filaments dans l’espace. » Johanne Madore parle de cette vision avec le gréeur Sébastien Robillard et après quelques tentatives, Pierre Przysiezniak réalise des sculptures acrobatiques avec des formes d’étoiles, de synapses. La création s’effectue en dialogue constant et nécessite un travail crucial avec un gréeur et un ingénieur. Familière des grands plateaux comme chorégraphe pour Robert Lepage à l’opéra avec La Damnation de Faust (2013), avec Rouge (2017) présenté à la place Émilie-Gamelin pendant Montréal Complètement Cirque ou avec Anima (2002) de 4DArt, Johanne Madore réalise une mise en scène d’envergure. Rarement utilisé en danse ou un théâtre, l’espace en hauteur l’est davantage en cirque, notamment avec l’acrobatie aérienne.

« Dans mes créations complexes, tout est tissé serré. J’ai 5 points aériens, c’est énorme mais il y a beaucoup de talent à mettre en valeur. Habituellement, c’est un point d’accrochage ou deux. On fait du cirque ou pas ? Évidemment, ça prend du temps de montage, ça coûte plus cher que la danse, il faut expérimenter et le soutien de lieux comme celui la Compagnie des autres est essentiel. La gestion de sécurité est beaucoup plus grande et le stress aussi.

Dans le spectacle il y a des agrès conventionnels et les sculptures de Pierre Przysiezniak qui génèrent une manière particulière de danser. Pour les artistes ce sont comme des labyrinthes, avec des prises multiples ; elles savent comment entrer dedans, se repérer dans l’espace. C’est difficile et ce n’est pas spectaculaire, ça exige une habilité, une dextérité. Ces circassiennes ont un amour de la précision et leur langage est très précis. Il y a des couches de nuances et de raffinement et c’est ça que je cherche. »

Les pratiques circassiennes amènent un autre rapport à l’écriture. Si l’atmosphère nocturne de NYX est omniprésente, certaines chorégraphies amènent une dimension lumineuse. La quête de sens est prioritaire et le vocabulaire acrobatique fascine la chorégraphe « Le corps du circassien, hyper entraîné pour gérer le risque, est super spécialisé. J’essaie d’entrer par une autre porte pour rendre ça plus poreux : comment la virtuosité, le geste acrobatique peut avoir un sens et démultiplier les possibilités du corps, du détail, d’appréhender l’agrès, comment ça parle. Ça dialogue tout ça pour nous traverser d’une manière différente. Le cirque est tellement vertigineux. »

Femmes puissantes et acrobatiques

En Europe, il est plus fréquent de voir des production circassiennes portées par des troupes de femmes. Mentionnons Les Josianes ou l’art de la résistance, un quatuor avec d’anciennes élèves de l’École de cirque de Montréal, Mad in Finland du Galapiat Cirque, le Projet PDF (Portés De Femmes), en France, ou à la compagnie allemande Still Hungry, venue au Diamant avec Raven en avril dernier. Au Québec, voire dans toute l’Amérique, un spectacle de cirque avec une distribution entièrement féminine est rare. Les sept interprètes de NYX ont toutes été formées à l’École nationale de cirque de Montréal.

« Il y a 5 ans, quand j’ai commencé ce projet, il n’y en avait pas beaucoup ; je pense que ça inspire. Oui, le décès de ma grand-mère a déclenché des choses, mais j’avais déjà écrit un duo avec la même histoire et j’interprétais la grand-mère. L’idée a évolué. Après les premiers laboratoires, on ne savait pas si on allait reprendre NYX. J’ai pensé miser sur une distribution entièrement féminine et c’est devenu une évidence. Je voulais traiter d’une relation avec ma grand-mère, mes tantes et tout l’univers de la « guenille », comme elles disaient à l’époque, à Drummondville dans le milieu populaire des « petites mains ». Je trouvais pertinent de mettre ça en scène et de travailler avec des femmes pour parler de cette puissance, de la complicité entre elles, de cette énergie, de ces archétypes.

On porte beaucoup de choses sur nos épaules. Oui, NYX a un côté féministe. Mais aussi, à travers les contes on parle l’inconscient. C’est un rite initiatique, la passation de la grand-mère à la jeune fille qui devient une jeune femme. Les tableaux qui se tissent renvoient à des bribes de mémoire. »

De l’enseignement à la scène

Comme enseignante, à partir de 1997, Johanne Madore anime des ateliers de formation et de création au Québec et au Mexique. Elle rencontre le cirque avec Éloize et signe les chorégraphies de Cirque Orchestra (2001) qui tourne au Canada et à l’international.En 2006, elle dirige un atelier de création à l’École nationale de cirque de Montréal, y devient conseillère artistique et par la suite réalise des spectacles avec les élèves, dans les murs de l’École et à la TOHU.

« J’ai fait plusieurs mises en scène à l’École de cirque et le visuel est toujours très fort. Je fais moi-même les scénographies et les artistes évoluent dans un environnement très précis avec une sensibilité pour les matériaux. Comme metteure en scène ou conseillère artistique, je leur parle de la relation avec leur agrès et je leur dis qu’il n’est pas extérieur à eux. Quand j’étais interprète à Carbone 14, les éléments de décor, comme des lits sur roulettes qu’on faisait tourner par exemple, étaient une extension de notre corps, influençaient notre façon de bouger et alimentaient la dramaturgie. »

Pendant son parcours artistique Johanne Madore a d’abord travaillé comme interprète et chorégraphe avec des créateurs importants : Daniel Léveillé, Ginette Laurin, Gilles Maheu, Michel Lemieux et Victor Pilon ainsi que Pierre Przysiezniak, partenaire de longue date. Avec NYX, elle réalise sa propre création.

« Des artistes me demandaient quand j’allais faire un spectacle en dehors de l’école. C’est une chose que je désirais en même temps que j’en avais peur parce qu’il faut assurer la production. J’ai fait acte de courage : je me suis lancée, je suis sortie de ma zone de confort et je porte plusieurs chapeaux dont la direction de production. C’est de la gestion constante et à travers ça il y a la création. J’ai beaucoup appris et j’apprends encore, je suis travaillante. J’ai fait des prises de conscience et j’ai davantage d’admiration pour les personnes qui supportent une création du début à la fin et encore plus de respect pour le courage d’avoir créé une nouvelle forme de théâtre au Québec et tout ce que ça a nécessité comme gestion. »

Pulsion de création

Les arts du cirque offrent des possibilités infinies et beaucoup d’artistes en explorent les multiples formes encore peu connues du grand public. Si le Cirque du Soleil peut agir comme locomotive de la discipline, il influence aussi la perception des spectateurs qui s’attendent à des prouesses à un rythme constant.

« La communauté et les diffuseurs doivent s’ouvrir à un autre cirque. Il y a encore ce cliché du cirque uniquement spectaculaire, c’est ancré. On commence à voir des formes circassiennes autres que des numéros. Auparavant, les artistes admis dans les écoles étaient formatés pour créer un numéro le plus spectaculaire possible, mais en cirque contemporain il y a d’autres formes, d’autres propos qui naissent.

Je veux créer quelque chose avec la danse, le cirque, le théâtre et le visuel de façon atypique, avec le corps au centre de tout ça. C’est une pulsion. Mon désir est de faire un spectacle de cirque contemporain accessible à tous, intergénérationnel, d’une grande fantaisie et d’une grande poésie. Même si ce n’est pas sur le coup, que les images demeurent après le spectacle, habitent les spectateurs parce qu’elles touchent quelque chose de souterrain en eux. »

Avec ses chorégraphies hautement acrobatiques et des scènes empreintes de beauté, NYX nous transporte dans un univers onirique et sensoriel où nous sommes guidées par des interprètes qui nous apparaissent comme des reines de la nuit.

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Photos de Stéphane Bourgeois