La chose-en-soi – Quatre questions à Anna Kichtchenko et Pablo Pramparo

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Anna Kichtchenko dans "La chose en soi" par The Chita Project - Photo Steffie Boucher
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Pablo Pramparo et Anna Kitchenko dans "La chose en soi" par The Chita Project - Photo Eric Bates
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Pablo Pramparo dans "La Chose en soi" par The-Chita Project - Photo Steffie Boucher
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Anna Kichtchenko et Pablo Pramparo dans "La chose en soi" par The Chita Project - Photo Eric Bates
12 octobre 2024,

Françoise Boudreault

Trajectoire – The Chita Project

Anna Kichtchenko et Pablo Pramparo se rencontrent en 2014 pendant la création de Cuisine & Confessions des 7 doigts de la main. Ils créent en 2019 The Chita Project, leur duo de cirque contemporain qui explore le mouvement acrobatique. On les a vus pendant Montréal Complètement Cirque, pendant les Week-ends cirque à la TOHU ou au Cabaret du Monastère. Leur première création de longue durée (55 minutes), La chose-en-soi, a été présentée à Tangente du 3 au 6 octobre 2024.

La force de La chose-en-soi est de fusionner le langage du cirque contemporain à un vocabulaire physique qui intègre des prises, des clés de lutte et des chutes au sol, comme dans les combats au corps à corps. Les acrobates reconfigurent constamment leur espace à la fois contemplatif, chaotique et intime. De simples gestes se répètent et se complexifient, précis et rapides. Le duo exécute d’étonnantes séquences acrobatiques et évolue prestement : portés, main à main, acrobatie au sol, contorsion, danse… L’environnement sonore de La chose-en-soi est généré par les acrobates qui manipulent à vue des appareils électroniques. L’écriture de La chose en soi intègre la virtuosité acrobatique dans un contexte scénique qui relève de la performance, avec une installation visuelle se transforme au fil de la représentation, exempte de la notion de numéro. Les chorégraphies acrobatiques à haute dépense d’énergie humaine de Chita Project sont tout simplement fascinantes.

1. À quoi ressemble une année dans votre vie d’artiste de cirque ?

Anna – Depuis le début de notre carrière, le profil d’une une année typique a changé, surtout post-pandémie. Nous avons des périodes de travail comme artistes intégrés à la création d’une compagnie, les 7 Doigts par exemple. Il y a deux ans on est partis sur un bateau de croisière pour cinq mois. L’an passé on a été engagés dans un souper-cabaret en Allemagne, au Palazzo, et on y retourne bientôt pour cinq mois, mais à Vienne cette fois. Pour ce genre de travail, on pratique nos disciplines de cirque : je fais du tissu et du hula hoop, Pablo fait de la jonglerie et il y a beaucoup de jeu de personnages. C’est un bon moment pour se poser et s’installer dans une routine. Souvent, on travaille en parallèle sur des demandes de subvention, des projets, on planifie le printemps et l’été. Les trois dernières années on a concentré nos énergies sur The Chita Project, nos propres créations, des projets moins lucratifs où on prend des risques créatifs.

2. Comment a évolué La chose en soi à partir de l’idée de départ. Je pense à cette séquence du début où vous êtes assis face à face. Vous avez ajouté des vêtements d’hiver qui génèrent des sons avec les gestes et les mouvements.

Pablo – Au début du processus créatif, la première couche c’était le mouvement. La lutte nous a amenés à questionner le matériel physique qu’on utilise habituellement au cirque. Après, on a ajouté des couches pendant des années, des mois ou des semaines, pour construire le monde de La chose en soi qui traduit notre vision de l’univers des arts de combat. On a vu des matchs de lutte ou comment les gens s’entraînent et les images construites en dehors du sport nous on inspiré davantage que le sport lui-même. Le côté sensible de notre création est venu en observant cet univers, avec le besoin de travailler en dehors de la lutte davantage que dans la lutte en soi.

Anna – On est dans l’hybridité avec les structures de la boxe, le tapis des arts martiaux, la lutte olympique et le jiu-jitsu brésilien qui nous ont donné les clés pour ouvrir les portes de notre vocabulaire physique. Tout a commencé par la recherche acrobatique avec notre connaissance en danse pour découvrir de nouveaux mouvements avec des prises et des portés (grabs and holds). Ce qui nous a fascinés avec la lutte, c’est l’ambiguïté qui vient avec les roulés, le contact, les étreintes ; c’est une lutte, un combat, mais c’est ambigu et abstrait comme image et par la suite, ça a évolué vers le spectacle.

C’est comme les zoom in et zoom out ; aller à une chose, la faire exploser, la sortir de son contexte. Tout est interrelié de façon un peu abstraite comme ajouter les sons, les enlever, leur perception. Il y a beaucoup d’expérimentation dans La chose en soi ; on a essayé tellement de choses différentes. Le travail de dramaturgie avec Sébastien Kann et Nicolas Cantin a touché l’approche performative. Laisser les choses vivre, prendre le temps de laisser les choses gonfler en soi. La différence entre le début et maintenant vient des choix pour la structure ou la dramaturgie.

Pablo – Tous les éléments étaient là au départ, mais on a joué beaucoup avec les changements, si on place tel mouvement au début, par exemple. On a joué avec les structures parce qu’elles changent le sentiment qu’on a à la fin. La première étape importante a été la sortie de résidence à d’Arts et de rêves, à Sutton. Nous étions curieux de savoir si le public ressentait bien notre proposition, s’il embarquait avec nous dans l’aventure de notre jeu de transformation. Nous voulions partir de quelque chose de très concret pour aller vers la subjectivité. C’était la première opportunité de concrétiser l’idée de notre pièce.

Anna – Notre inspiration vient de la lutte olympique. On a essayé des cours de lutte professionnelle (pro wrestling), mais c’était plutôt théâtral. Oui, il y a des prises acrobatiques, mais il y a beaucoup de jeu et on voulait aller dans quelque chose de vrai avec des actions comme rouler ou utiliser le contrepoids pour que ce soit un plus physique et cru, raw. Les manteaux par couches venaient de l’idée de se protéger pour ne pas se blesser en entraînement. Il y a des parallèles avec notre pratique en cirque et la métaphore de se protéger de l’autre, comment avoir un contact intime en étant protégé. C’est un peu abstrait mais ces images nous parlent : les manteaux, les couches…

Pablo – Les manteaux c’est la protection. En essayant des images de mouvements de lutte, on a trouvé le sentiment de prendre soin. Lors du premier cours de lutte le professeur ne parlait pas d’agression mais plutôt d’aller dans le mouvement pour trouver de nouvelles directions. Comment bouger de l’intérieur pour amener l’autre au plancher. Pour nous c’était intéressant de ne pas causer de douleur en prenant soin de de son ou sa partenaire. Ce côté plus sensible de la lutte nous intéressait autant que la mécanique. Les vêtements, l’idée que le costume ajoute une couche de protection nous a fait prendre une direction.

3. Quel est votre votre souvenir de cirque le plus ancien ?

Anna – J’habite au Canada depuis toute petite, mais je suis retournée en Russie les étés. Je ne m’en souviens pas, mais ma tante m’a raconté que lorsque j’avais 6 ans, on était au cirque à Moscou et apparemment j’ai pointé du doigt une acrobate aérienne et je lui ai dit : « Moi je vais être là ». Après j’ai rencontré le cirque autour de 11-12 ans avec Alegria qui était venu à Toronto.

Pablo – Je viens d’une petite ville d’Argentine, Rio Cuarto, et tous les ans un cirque traditionnel passait. Je me souviens de l’odeur du popcorn, de la barbe à papa, l’odeur de la sciure, de tout ça : le côté sensoriel. Il y avait beaucoup d’animaux comme des lions et je me rappelle d’un moment dans le spectacle où ils construisaient la cage. J’aimais l’idée que c’était si proche et si dangereux, j’étais attiré par ça aussi. Je me souviens de ce cirque très traditionnel et collectif, où la famille travaille et construit ensemble. J’aime l’idée que le cirque se développe de cette manière. J’ai des images, mais aussi l’idée du contexte collectif. En Argentine, le cirque se construit collectivement, davantage qu’ailleurs. Avec la possibilité de travailler, l’idée de voyager me plaisait beaucoup.

4. Comment décririez-vous votre identité artistique ? De quoi est-elle faite ?

Pablo – Je suis un jongleur qui a essayé les beaux-arts, le cirque, qui essaie beaucoup de choses. Être jongleur c’est une manière de voir les choses. C’est difficile de me définir par un seul mot. J’aime l’opportunité de mélanger tout ça. Oui, je suis un artiste, mais je ne sais pas si je suis un artiste de cirque plus qu’un moover (un bougeur), un danseur ou autre chose. Le mélange m’intéresse beaucoup. Pour la création de La chose en soi on a questionné le cirque à travers les arts visuels et le mouvement. C’est difficile de nous placer dans une case, on aime le mélange, le collage. Certaines choses interagissent avec d’autres ; il y en a des complexes et d’autres qui nous questionnent, mais qui n’appartiennent pas au monde du cirque, le son par exemple. J’aime l’idée de soundscript , la manière dont on a trouvé les sons avec les manteaux, avec l’espace. C’était intéressant de trouver le son avec le cirque aussi, le son questionnait le cirque.

Anna – Comme Pablo avec la jonglerie, ma langue maternelle de cirque c’est l’aérien. Je me vois comme une aérialiste, une aérienne, avec une approche physique. Quand on faisait la recherche en duo, Pablo disait qu’il manipulait des objets. Moi, je me manipule moi-même dans des objets suspendus et c’est ça qui a fait avancer notre recherche ensemble : les approches de nos disciplines respectives. J’aborde la jonglerie ou n’importe quel objet ou structure dans une création comme une artiste aérienne. Artistiquement, maintenant, aujourd’hui, ma compréhension du cirque contemporain c’est de trouver comment utiliser le corps et l’approche avec des objets pour créer des paysages et des endroits, des environnements pour que le spectateur sente, observe et réfléchisse. Je suis une artiste de cirque, je ne sais pas si ce qu’on crée est perçu nécessairement comme du cirque, mais ça va toujours l’être pour moi. C’est un travail en constante évolution. Chaque fois qu’on nous demande notre biographie, on la change un peu, chaque année ça vit, ça se développe.

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Anna Kichtchenko est née en Russie. Diplômée de L’École nationale de cirque de Montréal depuis 2011, elle est spécialisée en tissu loop (tissu hamac) et en hula hoop. Elle a agi comme artiste multidisciplinaire pour différentes compagnies dont les 7 Doigts de la main, notamment dans Cuisine et Confessions, dans Vice et vertu et dans Queen of the Night. On l’a vue aux Coups de cœur de la TOHU en 2019 et par la suite au Cabaret le Monastère, en solo ou en duo. Elle fait partie de la distribution du film En Panne / Out of order réalisé en pandémie par Isabelle Chassé et Gypsy Snider. Anna présente ses numéros au tissu ou aux hula hoops en cabaret et a travaillé comme assistante à la mise en scène pour Mon Île mon cœur des 7 Doigts.

Pablo Pramparo a commencé à étudier le cirque en 2002 à Circo en Acción, dans la ville de Río Cuarto, en Argentine. Diplômé de l’École de Cirque La Arena à Buenos Aires en 2009, il s’est spécialisé dans la jonglerie et le travail avec partenaire. Il possède également un diplôme en Arts Visuels de l’École des Beaux-Arts Libero Pierini. Sa pratique artistique repose sur des bases solides en danse contemporaine et sur ses intérêts multidisciplinaires. Il a participé à la création de Mon Île mon cœur, de Cuisine et Confessions, de Vice Vertu et de Duel Reality des 7 Doigts et il a fait partie de la distribution de Passagers et de Dear San Francisco de cette compagnie. On l’a vu aussi en solo et en duo au Cabaret du Monastère..