Marion Gerbier
Ça fait maintenant une bonne dizaine d’années que le cirque Alfonse a imposé sa marque québécoise à travers les provinces et à l’international, dès son premier spectacle d’envergure Timber ! au succès immédiat. La joyeuse bande acrobate et musicale nous conviait alors dans un camp de bucherons aux chemises carreautées et rondins de bois autour du feu, dans une tradition pure laine de veillées familiales. De retour avec BARBU en 2014, la troupe avait su conserver tous les éléments de base de sa recette originale sous une forme renouvelée de « foire electro trad ». Un cabaret à cheval entre l’homme fort et la femme à barbe dans lequel testostérone et sensualité se concurrençaient savamment. Plus récemment, le spectacle Tabarnak offrait une autre immersion dans le terreau culturel d’ici par le biais de la religion, non sans un humour décalé glissant dans le lexique coloré des sacres ou le culte national du hockey.
Voilà donc comment le clan des Carabinier-Lépine et proches, du coin de Saint-Alphonse-Rodriguez dans Lanaudière, se démarque dans le paysage actuel du cirque : par des soirées festives, chantantes, remuantes et multigénérationnelles, tissées serrées près du foyer. Les thématiques rendent hommage à une identité québécoise liée à la terre, à la rudesse du labeur et des saisons, ravivant une convivialité rieuse et authentique entre époux, parents, enfants, compagnons, voisins, concitoyens, etc. qui contamine le public.
Leur dernier Animal permet de chaleureuses retrouvailles avec la tribu et ses personnages de caractère. Nous sommes cette fois dans un décor de ferme à la tôle ondulée (entre silos de grain et bidons de lait) dont les outils et tâches du quotidien deviennent prétextes à réinventer les numéros et exploits. Chorégraphies de seaux de moulée, de fourches et de faucilles, courses de brouettes, il ne manquerait à l’univers paysan que la paille et le fumier. Le bétail et la volaille sont de la partie sous forme d’animaux de mousse ou plastique, sinon mimés par les interprètes dans une danse des canards ou un combat de coqs.
Quelques scènes volent la vedette, en particulier un trio de jonglerie avec des œufs sur planche à bascule, une rébellion végane de poulets en caoutchouc contre le fermier, ou encore des lancés à la chaîne de lourdes cloches à vache. Aucun doute non plus que l’exigence et la prouesse physique sont au rendez-vous, dans le cas d’échelles humaines triples sur pneu de tracteur par exemple. Pourtant le cadre rural a son revers de médaille. Il y a quelque chose dans le jeu country, l’aspect terre-à-terre du saute-mouton ou du divertissement rodéo qui ridiculise un peu ou minimise la performance. Comme si d’apparence les équilibres étaient plus approximatifs, les épreuves juste ludiques, alors qu’au contraire l’environnement agricole est dur, sauvage… animal, non sans dangers.
Personne ne boudera le plaisir d’accueillir comme toujours le patriarche Carabinier, perché sur échasses ou conducteur de mini-tracteur tamponneur, bougon et aimé à souhait. Rôles de choix également pour les talentueux porteurs, jongleurs et acrobates à la barbe légendaire qui alternent entre pousser la chansonnette, jouer des cuivres et des claquettes et faire voltiger leurs douces dans les airs. Omniprésent, le répertoire de chansons du terroir réchauffe l’ambiance, avec des textes pour le coup crus – comme l’âne du p’tit bonhomme dépecé par le loup – et mordants comme le gel.
En toute franchise, là où la sauce résiste à prendre relève moins de la proposition artistique que du contexte difficile des derniers mois traversés : à son deuxième soir devant public, la création est encore un peu bancale, certains personnages n’y trouvent pas toute leur place (surtout les femmes), et bien qu’enthousiastes et entraînés par le style bon-vivant, les spectateurs ne sont pas faciles à rejoindre et rassembler, encore trop épars et déshabitués. Face à cette frilosité du retour en salles, observée partout, c’est plus que jamais d’une bonne dose d’Alfonse dont nous avons tous besoin, sorte de tord-boyaux brut et franc qui force les rires, la légèreté et la complicité.
Photos de Bertrand Exetier.