« En Panne » – Film de cirque à voir

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7 avril 2021,

Françoise Boudreault

En noir et blanc au début du film, un acrobate met de l’eau dans son visage avec les mains. Après la dédicace, une vue de Montréal et l’histoire du film, « celle d’un spectacle sans public, de l’art sans spectateur, de la culture sans rassemblement ». La caméra nous amène ensuite dans le mondes des artistes avant le spectacle : gros plans de leurs visages, tables de maquillage où ils se noircissent le tour des yeux, se dessinent le regard, se concentrent. Puis, la troupe costumée et masquée marche vers le chapiteau, y entre et là, sur scène, arrive la couleur. Coups de bâtons au sol et le spectacle commence.

Histoire de l’histoire

En développement constant avec un rayonnement incontestable, Les 7 Doigts n’avaient pas envisagé d’avoir à gérer un jour les effets d’une pandémie. Confinement prise un. L’arrêt de la diffusion des spectacles a forcé les dirigeants à prendre des décisions déchirantes comme le congédiement de plusieurs employé·es. Très difficile. La vie de la compagnie a été réorganisée en mode Covid. Signe de vitalité, toute une activité circassienne a réussi à se maintenir, voire à se développer, comme dans les autres arts : entraînement, résidences, projets numériques… Une création était prévue pour l’été 2020.

Au départ le projet sur le terrain de la TOHU était d’envergure, en été, avec de la bouffe et l’intervention d’autres compagnies. Mais le projet a été remanié et la confirmation du financement est arrivée à l’automne. La création de En Panne a commencé dans les studios des 7 Doigts et a duré douze jours. Et puis shlack ! Confinement prise deux. Interruption des spectacles, impossible de faire un spectacle mais possible de faire un tournage. Les créatrices Isabelle Chassé et Gypsy Snider, ont consulté leurs troupes et ont choisi de passer de l’éphémère au cinéma plutôt que tout arrêter. Isabelle Chassé raconte « Tout avait été fait dans un contexte de show live… On s’est dit parlons de ça justement, du fait que tout est arrêté et qu’il n’y a pas de public, accusons-le dans le contexte, faisons cette mise en abyme, une troupe d’artistes ne veulent pas arrêter de faire leur art, quitte à le faire pour personne. On a eu une dizaine de jours pour adapter et tourner. Tout a été fait de manière efficace et organique, dans un esprit de survie aussi. Les artistes ont été généreux de se prêter au jeu. Tout le monde avait tellement faim de performer… »

Tourné en octobre 2020, En Panne pourrait avoir un ton apocalyptique, voire déprimant, mais non. Même si les éclairages sur fond sombre et les maquillages aux yeux noircis nous montrent un monde pas si riant à priori, le jeu touche aussi l’art clownesque. Les interprètes vivent le drame d’un inévitable arrêt de travail et du manque de présence du public, mais les personnages veulent s’amuser, y arrivent et nous amusent aussi.  

« …forcés à cette insoutenable jachère »

En Panne n’est pas une captation et les images de Frédéric Barette et de l’acrobate Brin Schoellkopf montées par Francisco Cruz, acrobate lui aussi, montrent comment des circassiens s’approprient le septième art. La caméra téléscope des mouvements ou scrute les visages et les corps pour les capter dans des angles inhabituels au spectacle et si un plan rapproché fait perdre le mouvement d’ensemble, il met en relief l’expressivité ou les détails de prouesses.

Avec un humour fantaisiste et caustique à la fois, le spectacle filmé nous présente la marquise, son confident, les sœurs de Siam, trois soldats chevaleresques, un prince et deux domestiques. Ces dix personnages vont chanter, danser, se mouvoir et s’émouvoir pour vous, spectateurs absents, qui n’êtes pas là, mais les artistes vous regardent à travers l’oeil de la caméra, jusqu’à votre écran.

En Panne est à voir pour son savoir-faire circassien : les acrobates excellent tous. Ou pour la chanson « Tout va très bien, Madame la marquise » avec séquence marionnettique et un rythme réussi dans la mise en scène qui nous rappelle que Gypsy Snider est familière avec les comédies musicales. Simplement extraordinaire, le personnage du prince s’avère en être un de l’équilibre : Antino Pansa marche sur les mains, roule, se balance sur son fil mou. Inoubliable. Et la façon dont le numéro est filmé offre des points de vue inusités. Autre bon moment du film : les enchères de drôles de lots avec deux encanteurs joués par les pétillants et dynamiques Guillaume Biron et Vincent Jutras avec les contorsions tordantes d’Eline Guénat, montant au mât chinois avec les prix. Avec des chorégraphies davantage acrobatiques, les tableaux aériens avec la marquisesque Tuedon Ariri, Anna Kichtchenko et Maude Parent nous amènent en zone onirique. Le duo de danse contorsion plastifiée d’Anna et Maude, auréolé de mauve, induit douceur et étrangeté.

Une tableau festif, avec planche sautoir et les séquences mêlant salto, vrilles, ou carpés de l’incroyable Mikael Bruyère-Labbé, vous donnera le goût de danser et de rire. Les dernières scènes rappellent que si En Panne est un film de cirque, les interprètes y expriment le ressenti d’un grand nombre de travailleurs des arts vivants face à une nouvelle réalité trop contemporaine. Le film marque un moment où ont cessé les spectacles devant public, quand les arts ont été « …forcés à cette insoutenable jachère » une deuxième fois. Il s’agit non seulement des lois de la gravité si familières au cirque, mais d’un contexte difficile qui demande de la patience, du sérieux et où une autre gravité impose sa loi.

Les réalisatrices Isabelle Chassé et Gypsy Snyder n’en sont pas à leur première expérience avec des caméras et elles n’ont pas été en panne d’initiative et d’adaptation, tout comme les interprètes. Avec ses allures de conte parodique, En Panne vaut le coup et le coût, pour le plaisir, pour le cirque, pour ces dix artistes talentueux dont plusieurs touchent au cinéma pour la première fois, pour la légèté qui côtoie la gravité, pour la signature des 7 Doigts, pour l’esprit de corps des contributeurs à la production et, évidemment, pour voir ou revoir certaines séquences époustouflantes.

 

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Audio en complément :

Entrevue de Marie Villeneuve avec Isabelle Chassé à l’émission Phare Ouest de Vancouver (16 minutes)
Entrevue avec Isabelle Chassé et Gypsy Snider à CHOQ (34 minutes)

Tous les crédits de En Panne sur le site des 7 Doigts