Françoise Boudreault
Le cœur du festival Circa bat au rythme des spectacles de cirque actuel, des activités destinées aux programmateurs, des rencontres entre les écoles de la Fédération européenne des écoles de cirque (FEDEC) et des ateliers d’initiation pour le grand public. Sous le soleil occitan, les Auscitains et les festivaliers célèbrent avec ferveur le cirque actuel et battent les pavés du CIRC. L’effervescente programmation du festival donne à voir les créations fascinantes, percutantes, étonnantes ou esthétisantes de plusieurs femmes de cirque.
La bête noire et La petite reine
L’éclairage sculpte dans la pénombre un dos qui compose des images mouvantes où le corps tout entier finit par s’engager. Dans sa trajectoire parcourant un couloir de lumière sur un axe horizontal, la chorégraphie proche du sol est faite de mouvements de plus en plus rapides et saccadés. Raphaëlle Boitel nous montre son corps de dos, avec les cheveux qui couvrent son visage quand elle est de face.
Une deuxième partie s’ajoute à La bête noire que Raphaëlle Boitel présentait avec sa compagnie L’Oubliée sur la scène de la salle polyvalente du Mouzon. Accompagnée d’une musique à la voix céleste, l’acrobate évolue dans un axe vertical grâce un dispositif scénographique centré qui rappelle au début la colonne vertébrale de ce dos qui constituait l’élément central de la première pièce. Cet agrès inusité permet à l’acrobate de se suspendre ou s’appuyer sur les surfaces superposées qui pivotent à leurs extrémités pour prendre parfois des allures d’escalier. Ces deux propositions à la fois minimalistes et complexes intègrent des mouvements acrobatiques dont la qualité de mouvement s’allie à une esthétique bien cernée, visuellement et acrobatiquement. Intriguant et intelligent. Un régal pour les yeux et l’esprit.
Dans un tout autre registre, La petite reine nous fait passer à la circularité avec le vélo sur lequel pédale le personnage d’Édith qui raconte au public ses déboires sentimentaux. Sous des apparences de légèreté, le texte livré par Fleuriane Cornet amène une réflexion sur la quête identitaire d’une jeune femme optimiste.
Des nuits pour voir le jour
Dans son récit autobiographique, Katel Le Brenn nous parle des blessures subies dans sa pratique circassienne, un sujet tabou chez les acrobates. Dans un métier associé à la force et aux capacités physiques, une blessure devient une faiblesse, une faille qui lézarde l’image d’invincibilité des acrobates.
La Compagnie Allégorie fait entendre la voix d’une équilibriste et contorsionniste qui raconte son histoire de cirque, dans une production fortement théâtrale. En début de spectacle, dans un décor aux tons de gris, Katel sourit peu en relatant le début de son parcours d’acrobate. Elle partage des secrets, le personnel et le professionnel s’imbriquent et, au fil des changements de décor et des points de vue ainsi que des performances acrobatiques et dansées empreintes de finesse, nous suivons le cheminement de Katel, son jeu nous révélant sa sensibilité et sa détermination. Au moment où elle porte toutes les atèles ayant servi à la guérison des blessures qu’elle nomme précisément, son corps nous apparaît alors à la fois segmenté et monolithique. Quand l’artiste demande pardon à son corps dont elle a réparé la chair abîmée par chaque meurtrissure, force est de constater l’importante somme de résilience nécessaire à l’accomplissement de son art. Cette femme qui s’inquiète de plaire aux spectateurs livre, au bout du compte, un témoignage sincère touchant l’intime et l’artistique.
How a spiral works
Parmi les trois compagnies lituaniennes présentes au festival Circa pour La saison de la Lituanie en France, la compagnie Art for rainy days a présenté How a spiral works sous le chapiteau du CIRC. Basée essentiellement sur le travail de mouvement et le langage acrobatique, cette longue forme explore en profondeur les liens entre la corde lisse et la suspension capillaire dans un mouvement ininterrompu de rotation.
La fin de la tresse blonde d’Alise Bokaldere est attachée au bout d’une corde lisse qui ne touche pas la scène. How a spiral works débute en danse et en douceur avec une chorégraphie au sol où l’on parlerait autant de capillotension que de capillotraction. Quand Izabele Kuzelyte monte dans la corde, ses figures sont influencées par la tension exercée par sa partenaire et, comme pour toute la suite du spectacle, puisque toujours intrinsèquement reliés à ceux de l’autre, les mouvements s’exécutent avec lenteur et précaution. Les chuchotements, craquements, voix et nappes sonores amènent une ambiance quasi apaisante sur une scène sans décor consacrée exclusivement aux chorégraphies du duo et aux lignes courbes de l’appareil.
À partir du moment où Alise fait tourner Isabele, cette dernière sera emportée jusqu’à la fin par un large mouvement circulaire. Cela signifie que la « tourneuse » fera elle aussi partie de cette spirale ininterrompue. À l’instar des derviches, les actions des deux artistes les mènent sans doute à un certain état physiologique et leur incessant tournoiement peut produire sur le spectateur un effet méditatif, voire apaisant. Voilà une réelle démarche de recherche et d’exploration qui développe une œuvre où s’entrecroisent un langage articulé autour de la danse, du cirque et l’hypnotique sensation d’une spirale en mouvement.
Traverser les murs opaques
Dans des images enrobées de brume, le quintette de femmes du Collectif Porte 27 arrive avec brio à Traverser les murs opaques. L’installation aérienne, qui génère aussi du son au contact du corps des acrobates, sert à la fois pour l’équilibrisme et la suspension ; elle paraît ne pas toucher terre et dessine ses lignes droites et ses angles dans l’espace scénique de la salle Bernard Turin de Circa.
La poésie parlée (spoken word) de Marion Collé, poète et fildefériste, constitue l’une des forces de cette œuvre circassienne. Outre l’esthétique visuelle remarquable avec des poudres colorées, des éclairages et des jeux de fumée en mouvement comme des nuages ou opacifiant l’espace, les textes intenses, pleins d’impétuosité, donnent au spectacle une force qui soutient les actions acrobatiques. Des moments comme cette montée au trapèze avec une escalade qui passe sur une jambe puis sur les épaules d’une fildefériste qui tient un balancier, ou la marche à reculons que l’acrobate termine avec l’aide d’une comparse qui place ses pieds au bon endroit illustrent une sororité pleine de bienveillance.
Les cinq circassiennes du collectif osent l’aventure d’un inconnu poétique pour Traverser les murs opaques. La persistance et la résistance de l’écriture se conjugue avec la solidarité des artistes qui, avec leurs gestes acrobatiques attestent impétueusement, comme Marion Collé, que « L’amour est une lave en révolte contre la mort et le néant ».